Compagnons de galère
Compagnons de galère

Compagnons de galère

–      ßçsjf×ðkushlxž, il me dit.

–      I’m sorry, I’m french, je réponds.

Le grand gaillard ne se dégonfle pas, il poursuit en anglais.

Je n’écoute pas ce qu’il me dit, trop content d’être enfin parvenu à accrocher sa roue. Je lui réponds une banalité, qu’il ne comprend pas, que je répète, qu’il comprend enfin.

J’ai eu beau me retourner dans chaque ligne droite, je n’ai jamais rien aperçu d’autre que le visage blasé du chauffeur de bus qui attendait patiemment dans ma roue que je veuille bien avancer plus vite. Malheureusement, je ne pouvais pas avancer plus vite. C’est d’ailleurs ce qui me posait problème.

En fin de compte, chauffeur excepté, la seule personne qui subsistait à plusieurs kilomètres à la ronde, ce devait être lui, petit point lointain. Alors, étant donné qu’il me restait près de cent kilomètres à couvrir pour rallier Francfort, j’ai dû me résoudre à forcer davantage, pour le rejoindre. Finalement, le petit point lointain est devenu une vague silhouette humaine, puis un coureur cycliste.

Je le rejoignais précisément au sommet. Le calvaire prenait fin.

Cette fois, nous nous lançons dans la descente.

–      Fucking day, il me dit.

–      Yes, fucking day, je réponds.

La descente nous soulage à peine, la fraîcheur de son vent remplaçant la sueur de l’effort.

–      It’s gonna be long, je lui dis.

–      Yes, very long, il répond.

Et puis déjà, cela monte à nouveau. En fin de compte, je regrette de n’avoir pas profité davantage de la descente.

–      I hate the mountains, il me dit.

–      Yes, me as well, je réponds.

Bientôt, le chauffeur de bus nous double. Je me dis que s’il nous laisse ici, nous serons définitivement seuls. Mais il ne nous laisse pas ici. Il s’arrête en klaxonnant, descend de sa cabine et nous fait de grands signes.

–      C’est fini, c’est fini, il s’égosille dans un français malhabile.

Ce n’était pas un bus, c’était la voiture balai. Derrière ses vitres opaques s’entassent quelques vélos et quelques bonshommes inanimés, pendant que le chauffeur, le seul qui semble bien vivant, nous presse à l’intérieur.

En même temps, je me rappelle la voiture balai des triplettes de belleville, conduite par la mafia, qui détournait les coureurs afin de les faire pédaler jusqu’à la mort dans un show-room privé pour leur divertissement.

–      No, no, i’d like to continue on the bike, je lui dis.

–      Tu peux parler français, il répond, trop fier de montrer qu’il peut parler français.

Je lui répète la même chose.

Alors, il me demande d’enlever mon dossard. Au bout d’un certain temps, comprenant enfin que j’ai besoin de son aide, il intervient. Je dois l’interpeller avant qu’il ne s’en aille pour récupérer mes épingles à nourrice. Ce genre de personnes ne doit pas avoir idée à quel point cela nous est précieux, à nous coureurs, les épingles à nourrice. Il s’en va.

Et alors, notre périple reprend.

Cette fois, nous sommes seuls.

Dans les ascensions, je suis surpris par le monde sur le bord de la route. Les gens nous applaudissent ou nous prennent en photo. Je me dis qu’ils ne doivent pas faire grande différence entre les coureurs pros et nous, anonymes sans dossard.

–      They may think we’re the breakeway of the next race, je dis.

Il rigole.

Bientôt, il décide de s’arrêter demander à quelqu’un quel est le chemin le plus court pour rejoindre Francfort. Je réponds que c’est une bonne idée.

–      Il reste quarante kilomètres, on lui dit.

Vingt kilomètres plus loin, il s’arrête à nouveau.

–      Il reste trente kilomètres, on lui dit.

Vingt kilomètres plus loin, il s’arrête à nouveau.

–      Il reste vingt kilomètres, on lui dit.

Et cela continue. En réalité, il restait au moins quarante kilomètres.

–      I’m looking forward to the beers I will have with my friends tomorrow, il me dit.

Je rigole.

Deux gros panneaux 500 mètres se dressent soudain sur notre passage.

–      I thought for one second that it was the finish line, je dis.

Ce n’était qu’un sprint intermédiaire.

Il rigole.

À intervalles réguliers, on croise également des stands à bière.

–      We don’t have that in France, je dis.

–      Really ? il répond.

Il semble sincèrement étonné.

Mais la ligne d’arrivée n’approche toujours pas.

Quelqu’un nous apprend qu’il nous suffit de suivre les grands buildings.

Quelques kilomètres plus loin, on aperçoit les grands buildings. En tout petit. Très loin.

Malgré tout, on continue.

Bientôt, alors qu’on l’avait quitté depuis un certain temps, on retrouve le parcours de la course.

–      Nice, we gonna get back in the breakaway ! je m’exclame.

Il rigole.

Mais on ne reprend pas place dans l’échappée. On continue notre route, étrangers à la course.

Alors que les grands buildings sont juste là devant, le policeman ne veut plus que l’on avance. Plus loin, c’est l’autoroute. Elle est bloquée pour la course, il n’y a pas de voiture, mais il ne veut pas qu’on l’emprunte.

Sans doute est-ce trop dangereux, de rouler sur une trois voies sans voiture.

Quoi qu’il en soit, la course arrive.

Il y a des groupes partout. J’encourage Benjamin, présent dans l’échappée, et puis les autres coureurs de l’équipe, présents un peu partout. Échappés, peloton et lâchés se succèdent tous en à peine cinq minutes d’intervalle.

Et nous, qui reprenons la route malgré le policeman.

Bientôt, c’est la banlieue. Nous jugeons que cela est bon signe, même si Francfort n’a été annoncé nulle part sur aucun panneau. Les grands buildings paraissent encore infiniment loin. Au détour d’un virage se dresse une arche gonflable, des panneaux publicitaires, des camions podiums. Nouvelle fausse joie. Il ne s’agit pas de la ligne d’arrivée, mais de celle de départ.

Peu de temps après, nous sommes rattrapés par le camion de mon équipe.

–      I will ask him for the way, je dis à mon collègue.

Je descends à hauteur du camion pendant que notre assistant baisse la fenêtre.

–      Tu sais où est la ligne d’arrivée ?

–      J’en sais rien. Je suis paumé.

–      Ah, d’accord. Moi aussi.

Et cela continue.

Lentement, les grands buildings se rapprochent.

Sur les conseils d’un policeman, on quitte le parcours, que l’on retrouve ensuite. Un peu plus loin, notre assistant nous rattrape de nouveau avec le camion. En nous doublant, il rigole. Nous aussi.

Les avenues s’élargissent, les bâtiments s’élèvent. Les grands buildings sont maintenant d’immenses tours de verre. Soudain, au loin, la route est barrée.

–      We did it ! je m’exclame.

Il rigole.

Mais on l’a vraiment fait.

L’échappée passe. Il n’y a plus Benjamin. Le policeman ne veut pas que l’on franchisse la barrière. Le reste des coureurs passe également. La cloche sonne. Finalement, nous sommes parvenus à trouver l’arrivée précisément cinq minutes avant les premiers coureurs.

Mais nous ne la franchirons jamais.

–      It was nice to share this day with you, il me dit.

–      Have a good beer session tomorrow, je réponds.

4 Comments

  1. papi mamie

    bravo,nous avons bien ri de cette histoire,beaucoup d’humour.Tu devrais lire les carnets du major Thomson. Gros bisous plaisir de te voir le 8 juin pour nos 50 ans.

  2. CHAILLOUS J.-Ph.

    J’ai tout compris ! Si tu as vu à Francfort/Main des “policemen”, c’est qu’en réalité tu étais au abords de Londres. Tu as du te gourrer de route quelque part !.. Continue tout de même sur ta lancée : l’écriture sûrement ; le cyclisme peut-être pas… Bise.
    Jean-Philippe.

  3. sisbos

    Je vous remercie, et j’attends avec impatience de vous croiser pour ce week-end de la pentecôte… Même si je compte bien avoir encore quelques beaux jours dans le cyclisme.
    A très bientôt

  4. armagetronmv

    Les épingles à nourrice… Cela me fait penser que je n’ai jamais eu l’occasion de les rendre au mec qui me les avait passé sur ma dernière course…

    Bon courage pour la suite !

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